18
Par-Delà le Par-Delà
Au fond de la grotte creusée à flanc de falaise, les compagnes de Dunleavy MacHeath léchaient son orbite vide et sanguinolente.
— Hordwyn est partie, hein ?
— Oui, mon seigneur, répondit une louve jaunâtre, la gorge serrée.
— Elle ne résistera pas longtemps. Stupide femelle ! Elle reviendra… N’est-ce pas ?
Un silence accueillit sa question. Ses poils se hérissèrent sur sa nuque et un grondement sourd s’échappa de sa gueule.
— N’EST-CE PAS ?
La louve se ramassa, baissa sa queue mutilée et murmura d’une voix tremblante :
— Bien sûr, mon seigneur, bien sûr !
Dunleavy se leva pour arpenter sa grotte à pas lents. Sa dernière portée de louveteaux se réfugia dans les profondeurs sombres de la caverne. En dépit de leur jeune âge, ils avaient déjà compris qu’il valait mieux éviter de traîner dans les pattes de leur père quand il était de mauvaise humeur. Un louveteau noir, Blackmore, avait reçu des volées de coups si violents que son cerveau était endommagé ; depuis, il titubait la moitié du temps dans un semi-brouillard. Toutes les compagnes de MacHeath portaient sur le corps les marques de ses accès de fureur. Une terrible cicatrice barrait la face de Ragwyn en diagonale, tel un éclair. Dagmar avait perdu la moitié de sa langue. Quant à Sinfagel, il lui manquait un œil.
— N’est-ce pas ? continua-t-il de répéter en s’arrêtant devant chacune de ses louves.
Il se dressa bientôt devant Sinfagel qui se tenait à plat ventre. D’une gifle, il l’obligea à lever la tête.
— Regarde-moi dans l’œil quand je te parle ! rugit-il, avant de hurler de rire, on fait la paire, hein, ma jolie borgne ?
— Oui, mon seigneur, marmonna-t-elle, terrifiée.
Trois jours s’écoulèrent. Hordwyn ne rentrait toujours pas. MacHeath savait qu’aucune famille de loups ne l’avait recueillie : elle était désormais trop vieille pour s’accoupler et trop lente pour chasser.
— Elle reviendra, grommelait-il sans relâche. Elle reviendra.
Agacé de l’attendre, il finit par envoyer Ragwyn la chercher. La louve revint avec plus de nouvelles qu’espéré.
— Elle vit près de la grotte de Fengo, déclara-t-elle.
— Il s’occupe d’elle ? s’enquit MacHeath, soudain nerveux.
Quelle humiliation cuisante il essuierait si une de ses compagnes s’offrait à son ennemi ! La femelle lui appartenait toujours, par Lupus !
— Non, non, pas vraiment.
En réalité, Fengo était loin de l’ignorer, mais Ragwyn jugea plus sage de ne pas en parler.
— Des chouettes ont été repérées au-dessus des montagnes, au sud. Elles devraient arriver avant le lever de la lune.
— Grank se trouve parmi elles ?
— Oui, mon seigneur. Elles sont trois, peut-être plus.
— Vraiment ?
MacHeath s’était méfié de Grank dès son premier séjour parmi les loups. Il ferma les paupières pour réfléchir. Parfois, il lui semblait voir encore avec son œil arraché, d’une manière différente, particulière. « Et si l’un de ces étrangers venait pour s’emparer du Charbon ? » pensa-t-il. Il eut une illumination.
— Ragwyn, apporte-moi mon os sculpté.
La femelle trottina vers la pile d’os rongés, ciselés avec art par les crocs des loups. Il s’agissait d’un passe-temps prisé chez ces animaux. Les œuvres de MacHeath étaient assez grossières. Néanmoins, chaque chef de clan, y compris Dunleavy, avait son os favori.
— Non, pas celui-là, idiote ! Mon chef-d’œuvre ! aboya-t-il en flanquant une claque à un louveteau qui s’était aventuré à portée de sa patte.
Ragwyn dénicha un os gratté sur lequel figurait un volcan à peu près convenablement représenté.
— Maintenant, écoute-moi bien. Je veux que tu portes cet os à Hordwyn et que tu le lui offres en échange d’informations concernant ces chouettes. Dis-lui que si elle accepte de m’aider, je ne lui tiendrai pas rigueur de nos petites prises de bec, ni de son départ, ajouta-t-il à voix basse.
Surprise, Ragwyn écarquilla ses yeux émeraude.
— Votre chef-d’œuvre, vous êtes certain ?
Elle n’avait pas terminé sa phrase qu’elle comprit son erreur. Il lui asséna une lourde tape sur le museau qui la laissa tout étourdie.
— Le voici, mon garçon. Le voici.
Grank montra du bec une immense falaise arquée. À son sommet, Fengo, qui les avait attendus de patte ferme, bondissait et hurlait de joie. Hoole éprouva aussitôt une immense admiration pour ce superbe loup capable de sauter si haut. Le clair de lune et la Voie lactée ruisselaient dans son pelage scintillant. Le poussin écouta Grank lui expliquer que les loups de Par-Delà le Par-Delà n’étaient pas des canis lupus communs, mais des loups-terribles trois fois plus gros que leurs cousins. Le charbonnier décrivit le vert flamboyant de leurs prunelles, que Hoole ne tarda pas à entrevoir malgré la distance.
— On dirait qu’un feu vert brûle dans les yeux de Fengo, affirma Grank. Et si tu les examines avec attention, il se peut que quelque chose t’apparaisse. Comme une sorte de flamme orange avec au centre une étincelle bleue cerclée de vert.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Hoole.
Grank resta évasif.
— Oh, rien… J’imagine que chacun y voit ce qu’il veut.
Cette réponse fut loin de satisfaire Hoole.
— Tous les loups-terribles ont ça ?
— Quoi donc ?
— Ce truc que tu as remarqué dans les yeux de Fengo.
— Non, mon enfant.
— Pourquoi tu ne veux pas me dire ce que tu vois, toi ?
— Pour ne pas te gâcher la surprise.
— S’il te plaît !
Grank n’avait pas l’intention de poursuivre cette conversation. Il sentait que son rôle avait changé, même si l’éducation de Hoole venait à peine de commencer. Il devait le laisser explorer seul, mener ses propres observations et aboutir à ses propres conclusions. Le temps était venu pour lui d’apprendre à penser par lui-même. Il n’existait pas de meilleur professeur qu’un esprit affranchi. Ainsi, quand Hoole répéta sa question pour la troisième ou la quatrième fois, il répliqua sèchement :
— Le sujet est clos. Prépare-toi à atterrir et à rencontrer mon cher ami Fengo.
Comprenant que Grank ne plaisantait pas, Hoole ravala sa curiosité et obéit.
Fengo souhaita la bienvenue aux quatre chouettes et insista pour les héberger dans sa grotte.
— Les arbres sont rares, par ici, et leurs creux sont épouvantables. Restez chez moi. C’est confortable. (Il désigna les saillies de la roche.) Il y a des tas de perchoirs ou, si vous préférez, de jolies niches adaptées à toutes les tailles. Je vous recommande le mur nord : sa mousse est très douce.
— Merci de ton accueil et de ta proposition généreuse. Mais que dirais-tu si Hoole vivait seul avec toi pour l’instant ?
Le poussin tourna vivement la tête vers son oncle ; celui-ci lui intima le silence d’un coup d’œil autoritaire. Fengo semblait un peu décontenancé.
— Hoole a bien profité de mon enseignement, continua Grank. Maintenant il doit… avancer. Il existe de nombreuses manières de penser, de vivre, de se comporter. J’aimerais qu’il comprenne les philosophies et les coutumes d’autant d’espèces animales que possible. Veux-tu le prendre avec toi un certain temps ? Tu pourrais l’emmener à la chasse au caribou.
— À la chasse au caribou ! s’écria Hoole.
Si la perspective de chasser le caribou l’enthousiasmait, la jeune chouette était perplexe : pourquoi son oncle l’obligeait-il à demeurer avec Fengo ? Lui qui espérait partager un creux avec Phineas… Ils auraient pu bavarder en cachette dans la journée !
Theo, Phineas et Hoole partirent bientôt à la découverte des volcans ; Fengo en profita pour prendre son vieil ami à part.
— Rentrons dans la grotte, suggéra-t-il.
— Tu ne préfères pas aller sur la corniche, comme d’habitude ? s’exclama Grank, les yeux écarquillés de surprise.
— Non, je me méfie des oreilles indiscrètes.
— Des espions ?
— Possible.
Ils s’installèrent près de l’entrée, d’où Fengo pouvait surveiller le passage. Il prit la parole à voix basse :
— Alors, de quoi s’agit-il, mon ami ?
— Hoole est le fils de la reine Siv et du roi H’rath, répondit tranquillement Grank.
— Ils sont morts tous les deux, je suppose ?
— Le roi a péri au cours d’une terrible bataille sur le glacier du Hrath’ghar. Son ancien allié, lord Arrin, s’est retourné contre lui. Il a conclu une alliance avec les hagsmons et il l’a détrôné. La reine Siv a survécu. Elle venait de pondre un œuf quand les combats ont commencé. Elle a été forcée de s’enfuir. Et emporter l’œuf aurait été trop risqué – ses ennemis la traquaient. Ils rêvaient de s’en emparer.
Fengo se mit à faire les cent pas.
— Le garçon sait-il qu’il est un prince ?
— Non, il se croit orphelin. Du moins, il le croyait.
— Comment cela ?
Grank raconta alors comment Hoole, à l’insu de ses compagnons, avait rencontré une femelle tachetée sur la crique, juste avant que les soldats de lord Arrin ne l’attaquent.
— Tu dis qu’elle s’est envolée ?
— Elle est partie trop tôt pour que je puisse l’identifier. Hoole est persuadé qu’il s’agissait de sa mère.
— Et toi ?
— Je ne sais pas, Fengo. Il se peut qu’il ait raison. Le petit lit dans le feu. Te l’avais-je dit ?
— Tu avais omis ce détail. Son don est-il aussi puissant que le tien ?
— Il l’est dix fois plus ! Il épuise les flammes avant que j’aie le temps d’y jeter un œil. Il s’exerçait de jour sur l’île, pendant que nous dormions. Ne te méprends pas sur son compte : il n’est ni sournois ni cachottier. Seulement, sa curiosité ne connaît pas de limites et je pense que, dans un sens, il veut me protéger. Alors il fait des choses en cachette. Il a appris à pêcher seul, pratiquement.
— Hum… ce garçon a l’air intéressant.
— Il est plus qu’intéressant, Fengo.
— Tu veux dire que…
— Oui, précisément. À mon avis, son destin est lié au Charbon.
— Qui va le former au métier de charbonnier ? Pas moi, ça ne risque pas ! Sans vouloir t’offenser, pourquoi insistes-tu pour qu’il reste avec moi ?
— Oh, je ne m’inquiète pas ! Il apprendra à saisir des braises comme il a appris à voler : en quelques minutes et sans l’aide de personne, ou presque. Il possède un instinct incroyable. Mais au moins, avec toi, il se familiarisera avec le langage des loups. Il s’habituera à raisonner comme les animaux terrestres. Il finira par s’identifier à vous. Si nous étions restés dans le N’yrthghar, je l’aurais forcé à cohabiter avec un ours polaire.
— Ce sera difficile. Il vole, nous marchons sur quatre pattes. Crois-tu sincèrement qu’il saura se mettre à notre place ? Il a beau être vif…
— Pas seulement vif. Exceptionnel. Il a une intelligence profonde des choses. La façon dont il déchiffre les images dans le feu est extraordinaire, on dirait qu’il ressent ce qu’il voit. Les images prennent vie en lui. S’il partage ton quotidien pendant quelque temps, qu’il respire les mêmes odeurs que toi et qu’il ronge de son bec les os que tu sculptes avec tes crocs, il finira par comprendre la véritable nature des loups. Il deviendra loup par l’esprit. Il en est capable, Fengo, je le sais. Il a du cœur et du génie !